C’est peut-être cela l’amour ; vingt-trente ans, on dessine l’être idéal de pied en cap, la couleur de ses yeux, l’arrondi de ses mains, son tempérament, sa famille, son pays, son gagne-pain – on ne transige pas, tout lui, tout elle, sinon rien – pour finalement s’amouracher de l’absolu contraire et implorer le pardon de l’univers d’avoir jadis été si couillon. Gaëlle Bélem
Recherche personelle acrylique sur toile 80 X 80 cm - 2022
Elle a grandi dans une vallée froide et pluvieuse coincée entre les Vosges et l’Alsace avec du foin dans les cheveux et des femmes qui murmurent toute la journée qui tuent le lapin ou un poulet avec le geste assuré, aussi surement qu'elle écrasent leur cigarette dans des coquilles Saint-Jacques vides posées sur les rebords de fenêtres. Sa mère et ses cousins disent d’elle qu’elle n’a pas une jolie silhouette, trop maigre, mal coiffée, qu'elle ne trouvera jamais de mari. Alors, elle a quitté cette terre natale rejoignant la communauté des expatriées à la sortie du lycée, seule solution pour satisfaire son désir de voyage, son besoin de fuir la ferme familiale à l’agonie. Elle ne connaissait rien de sa destination, ayant juste répondu à une annonce dans un journal professionnel. Elle partit un dimanche matin à l’heure de la messe pour prendre un poste dès le lundi à 10 000 km de là.
Elle a aimé sa vie tropicale, l'air épais et humide, l’ombre des Jaracandas, le parfum de citronelle des Frangipaniers et des Manguiers plantés au milieu des haies sauvages le long des cases. De grosses pluies surviennent le soir, avec elles, des nuées de moustiques autour des lampes tempêtes qui éclairent la varangue, ils servent de repas aux margouillats et aux araignées. Puis aussi vite qu’elles sont arrivées, les gouttes disparaissaient en farine. Elle aime le glissement des feuilles de Flamboyants dans le vent, les arbres à palabres au pieds desquels parfois les hommes se retrouvent pour parler. C’est son poste de radio auquel répondent des oiseaux de nuit dont elle ne connaît pas le nom. De la poussière rouge, des Palmiers ocres et le cri des vagues au loin, les jours de tempêtes, les chiens errants qui chassent bruyamment en meutes et souvent les tambours de Maloya quelque part près d’un champ de canne à sucre jusqu’à l’aube. Tout ici n'est que tumulte familier sculptant journées et années dans les alizés.
Comme elle avait quitté son histoire, on l’avait quittée, comme elle avait construit sa vie, une nouvelle histoire s’était écrite, des amis, des amants, un enfant, son lieu de naissance n’étaient désormais plus qu’une adresse sur un document administratif, elle n’était jamais retournée en arrière, même pas pour l’enterrement... Pourtant, elle avait acheté le billet, avait fait son bagage, repensé aux cousins, à sa mère, puis prenant la route du littoral s’était arrêtée pour regarder un groupe de baleines et leurs petits venues comme chaque hiver se reposer en soufflant joyeusement dans l’océan. Un embouteillage et un attroupement s’étaient formés de Boucan Canot au Cap La Houssaye et tous admiraient le spectacle des baleineaux en silence. Comme un recueillement sur la beauté de l’instant ! Toujours est-il qu’elle avait raté l’avion. Pourtant, elle était allée à l’aéroport pour se faire rembourser. Elle avait acheté, avec la belle somme, une robe claire de marque dans un magasin chic. Elle la porterait sans doute samedi pour aller dîner avec ce charmant voisin qui la sollicitait, se désespérant qu’elle finisse par accepter l’invitation. Elle avait, comme les jeunes gens d’ici, toujours pris son temps pour ce genre d’affaires. Il est vrai qu’elle avait toute la vie devant elle.