J’aimais entendre les bruits de la rue à l’aube lorsque les premiers clients arrivaient. La cafetière balançait des vapeurs sucrées qui se mêlaient aux parfums âcres de l’huile et de la graisse. Le poste de radio grésillait les informations du monde dans le tumulte des craquements d’acier, d’outils tombant au sol mêlés aux vrombissements des moteurs. J’aimais particulièrement celui des Panhard. Leur rugissement ressemblait tellement à celui d’un animal sauvage. C’est au son de la radio que défilèrent les républiques et mai 68. Les pénuries d’essence n’entamaient pourtant pas la bonne humeur et les mécanos perfectionnaient l’ouvrage, réglant, tels des orfèvres les carburations des DS et des Simca Arondes. Puis quelques années plus tard vinrent de jolies berlines de touristes de passage que l’on soignait avec le respect qu’imposait leurs origines étrangères. Il y eut aussi quelques histoires d’amour que je préfère taire. Elles donnèrent l’occasion très vite aux piailleries d’enfants se chamaillant le jeudi entre les caisses à outils. Mais plus que tout, ce sont les cris de la tôle froissée redressées avec précision et l’odeur du vernis de la peinture qui me manquent terriblement… Ce dont je me souviens est évidemment le claquement sourd de la porte que l’on a fermé, un jour d’octobre alors que la dernière voiture du dernier client eut été livrée. Depuis, du fond de ma déréliction, je ne crains pas la solitude, ce calme nouveau est propice à la réflexion. Je ne suis après tout qu’un vieux garage de province oublié de tous. Et tout le monde sait bien que les bâtiments n’ont gère le droit aux états d’âme, même si un plan d’occupation des sols envisage de vous raser au profit d’un supermarché.
Laurent Nicolas